Le journal, suprême élégance!

Publié le 22 Janvier 2007

Une tribune excellente, en faveur de la lecture du journal. Je m'y reconnais pas mal, s'attabler à une table de café avec un ordinateur portable ayant un côté nouveau riche (je n'ai rien contre les nouveaux riches mais il est clair que cela manque de classe)

Seul bémol, je ne sais pas où il a vu qu'un journal se lisait en 20 minutes. Même le gratuit 20 minutes, qui a d'ailleurs fait sa deuxième page d'aujourd'hui sur la Marche pour la vie, est impossible à lire dans ce laps de temps.
Alors, vous imaginez le Monde ou le Figaro...

J'ajoute que, même à l'époque du site, j'éprouve le besoin de revenir au papier, ne serait-ce que pour parcourir les articles qui m'auraient échappé sur le web. En effet, les accroches, articles, photos, qui attirent le regard et l'attention ne sont pas les mêmes, sur le net ou sur le papier. Ces deux modes d'information sont complémentaires et non rivaux. Je n'arrive pas à me passer de l'un ou de l'autre.


Lire le journal, suprême élégance !, par Garrison Keillor


Quand j'observe les jeunes gens dans les cafés, il me semble qu'il manque quelque chose d'essentiel à leur vie : l'art et la manière de tenir un journal. Ils sont assis, les yeux rivés à l'écran d'un ordinateur, parfois avec des fils qui leur sortent des oreilles, la vie s'écoulant sans eux pendant qu'ils se baladent sur MySpace, cette encyclopédie du pathétique, et regardent la vidéo d'un toutou dansant la macarena. Comme il est triste et regrettable que personne ne leur ait appris qu'ouvrir un journal est le secret de la classe et de l'élégance. Oublions les phrases ronflantes sur le rôle de la presse dans une démocratie - un journal, coco, c'est d'abord une question de style.


Que vous soyez assis ou debout, à l'intérieur ou dehors, appuyé négligemment contre un poteau ou les pieds posés sur votre bureau, un journal vous permet de décliner un riche vocabulaire gestuel. Vous l'ouvrez d'une envolée du bras qui fait bruisser le papier, votre inébranlable assurance transparaît dans la façon dont vous tournez les pages d'un bref mouvement du poignet, parcourez d'un coup d'oeil les blocs grisés des articles, vos yeux dansent sur les malheurs du monde avant de passer à autre chose, vous froissez la page, la cassez d'un coup sec, la roulez, vous pliez le journal en deux puis en quatre, le fourrez sous le bras ou le tapotez contre votre paume. Cary Grant, Spencer Tracy, Jimmy Stewart, les plus grands acteurs ont utilisé un journal pour montrer qu'ils étaient cool. Rester assis à parcourir l'album photo d'une insignifiante bimbo de 18 ans et de son chat Boule-de-Neige n'est pas cool.

Un type assis devant un portable est un homme assis à un bureau, un tâcheron, un rond-de-cuir. Où est la noblesse là-dedans ? Il est penché en avant, la tête rentrée dans les épaules, le regard vitreux, avec au coin des lèvres des perles de salive qui lui coulent sur le menton tandis qu'il regarde, fasciné, la vidéo du pêcheur tombant de sa barque. Le lecteur de journal, lui, est un mousquetaire, un cow-boy, un privé. Tenir un journal vous permet de vous exprimer, un peu comme Coltrane avec un sax. Il suffit d'observer quelques règles simples :

1. Si vous voulez vraiment faire impression, n'achetez pas un journal, mais trois ou quatre. Tout homme entrant au Starbucks avec quatre journaux sous le coude est aussitôt considéré comme un nabab. S'il est jeune, c'est un nabab de l'informatique. S'il n'est pas rasé et qu'il a gardé son pyjama sous son imper, c'est un nabab excentrique, peut-être un boss de la mafia.

2. Prenez tout votre temps pour ouvrir le journal. Vous en connaissez déjà la teneur, vous êtes au parfum ; si vous le lisez, c'est juste pour savoir ce que savent les autres, alors il n'y a pas le feu.

3. Une fois que vous l'avez ouvert, ne levez jamais les yeux à moins que quelqu'un ne vous appelle par votre nom. Ne vous laissez pas distraire, même si une blonde aux jambes interminables traverse la salle en laissant derrière elle des effluves de tabac au miel et de Chanel N° 5. C'est vous l'acteur, laissez les autres faire le public, et jouez votre rôle.

4. Parcourez la "une", lisez les titres, mais ne vous attardez pas, ne jouez pas la grosse tête. Soyez cool. Allez directement à la page des sports, puis passez aux bandes dessinées, ensuite aux pages société, enfin aux chroniques politiques. C'est là que réside toute la beauté de la pyramide inversée des infos. En général, un seul coup d'oeil suffit.

5. Veillez à toujours déchirer un article ou deux et à les fourrer dans votre poche. Pas de manière banale, comme si c'était une recette de boulettes de viande, mais avec un empressement délibéré qui crée une aura indélébile de mystère.

6. Quand vous en avez fini avec un journal, refermez-le et balancez-le de côté d'un air négligent. (Impossible de faire ça avec un portable.) Un geste dédaigneux qui signifie : "Peuh ! Assez de ces fadaises ! En avant ! Aux barricades !"

7. Tout cela ne devrait pas prendre plus de vingt minutes. Je connais un type qui, pour avoir presque mon âge, a grandi avec des doigts maculés d'encre, mais qui, pour des raisons qu'il a été incapable de m'expliquer, s'est mis à l'information en ligne. Il visite régulièrement les sites du Times, du Washington Post et de Slate, mais il est tombé sur un site de vidéo où une matrone autrichienne avec de longues tresses vous donne des ordres. Les yeux braqués sur ceux de la femme, il s'entend dire : "Finis ton assiette, grand polisson !", avant de se faire remonter les bretelles pour des transgressions imaginaires. S'il fait mine de vouloir cliquer le bouton off, la Walkyrie lui hurle après pendant que son rottweiler gronde d'un air menaçant. Il est prisonnier de son portable, ses journées sont foutues.

Ce genre de chose arrive sans arrêt. L'Internet vous bouffera tout vif. Avec les journaux, vous en avez pour vingt minutes, pas plus. C'est votre vie, à vous de choisir.

Traduction Gilles Berton © Tribune Media Services INC
Garrison Keillor est auteur, animateur de radio et scénariste du dernier film de Robert Altman, "The Last Show"


A lire également les commentaires à l'article, dont l'un des meilleurs est celui-ci.

Fermons les yeux et imaginons. Humphrey Bogart, dans "Le grand sommeil". Il attend Lauren dans un café. Assis devant son ordinateur portable, il envoie des sms avec une main, tient son Perrier de l'autre, le tout en mâchant un chewing-gum nicorette. Lauren entre. Et se barre illico. Voilà le sens de ce billet. Une ôde au bon goût et à la liberté. La classe américaine.

Rédigé par Polydamas

Publié dans #Médias

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L
" Une fois que vous l'avez ouvert, ne levez jamais les yeux à moins que quelqu'un ne vous appelle par votre nom. Ne vous laissez pas distraire, même si une blonde aux jambes interminables traverse la salle en laissant derrière elle des effluves de tabac au miel et de Chanel N° 5. C'est vous l'acteur, laissez les autres faire le public, et jouez votre rôle. "<br /> toute ma vie est résumée dans cette phrase ;-)<br /> Et que dire de cette nouvelle mode de s'asseoir sur un banc public pour pianoter sur son portable (offline ou en wifi) ? Au printemps dernier, je croisais régulièrement une fille assise sur le même banc dans le 17 ème avec son portable sur les genous. Bizarre, je ne me sentirais pas du tout à l'aise dans cette situation pour blogger ou travailler ...
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P
Oui, moi aussi....Quant au passage sus-cité, il est trés bien vu et laisse rêveur....
S
En effet, très beau plaidoyer en faveur du journal. A part ça, ce Garrison Keillor n'est pas franchement un ami de Bush :http://www.lemague.net/dyn/spip.php?article819
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P
Pas grave,  ce qui importe ici n'est pas son opinion politique.