Pékin et ses fiefs...
Publié le 19 Octobre 2006
Je signale à votre attention, cet article du Monde d'hier, sur les rivalités au sein de la Chine. C'est trés représentatif de ce qu'on peut observer là-bas....
Pékin à l'assaut de ses fiefs féodaux, par Frédéric Bobin
LE MONDE | 18.10.06
Un scandale peut en cacher un autre. Depuis quelques semaines, Shanghaï, vitrine scintillante de la Chine globalisée, plate-forme asiatique où se pressent les multinationales, est ébranlée par un scandale financier. Le dirigeant du Parti communiste de la ville, un des hommes les plus puissants du pays, a été limogé. Nombre de ses proches l'ont accompagné dans la disgrâce. Il leur est reproché d'avoir puisé dans les caisses de retraite pour financer illégalement des projets d'infrastructures et des projets immobiliers.
L'affaire est assurément grave mais il faudrait être naïf pour s'en tenir à cette justification officielle. La vraie raison de la purge est ailleurs. Le vrai scandale, celui qui motive le zèle des coupeurs de têtes, n'est pas financier, mais politique. Le véritable crime des édiles shanghaïens est d'avoir défié l'autorité de Pékin, la sourcilleuse capitale, garante d'une intégrité impériale malmenée par des fiefs féodaux de plus en plus insolents. L'affaire tient de la géopolitique interne, de la rivalité récurrente entre le centre et la périphérie, de la tension entre la force centripète du politique et la force centrifuge de l'économie. Vieille histoire qui remonte aux origines de la réforme économique chinoise.
Au début des années 1980, quand s'est ouverte l'ère du postmaoïsme, dont le credo est que l'économie - et non plus l'idéologie - est la vraie source de puissance, Pékin n'était pas capable par lui-même de libérer les énergies propres à enrichir le pays. Capitale impériale, c'est un pôle bureaucratique et non un foyer de croissance. Il lui a donc fallu sous-traiter la création de richesses à des agents locaux. Ce fut la tâche des fameuses "zones économiques spéciales" (ZES) installées sur la façade côtière à l'orée de Hongkong et de Macao ou en face de Taïwan, modèles voués à faire école. Au fil de la diffusion des recettes de ces "dragons" périphériques, la Chine méridionale s'est enfiévrée. La province phare de l'époque est le Guangdong, dont le chef-lieu, Canton, jette les bases de l'"atelier du monde".
La relation entre les marchands du Sud et les mandarins du Nord ne tarde pas à se tendre. En 1998, un conflit très dur éclate à propos d'un endettement étranger massif que Canton avait contracté au mépris des instructions centrales. L'état-major de la province du Guangdong est décapité. Deux ans plus tard, la même mésaventure frappe le port de Xiamen, situé dans la province du Fujian, qui fait face à Taïwan. Les dirigeants locaux avaient couvert un réseau de contrebande ayant infligé de gros dommages aux caisses de l'Etat.
Telle est l'angoisse du gouvernement central : qu'émergent des fiefs prospères bravant son autorité. Pékin ne pouvant tuer ces "poules aux oeufs d'or", la seule arme dont il dispose est d'organiser une sorte de roulement géographique dans l'octroi du favoritisme d'Etat. Canton avait-elle été gâtée sur la décennie 1985-1995 ? On finit par lui retirer cette sollicitude. Le gouvernement central jette alors son dévolu sur une autre cité emblématique : Shanghaï, la "Belle au bois dormant", anémiée sous le communisme orthodoxe qui lui avait fait payer ses turpitudes capitalistes de naguère. Ainsi Shanghaï a-t-elle pris son essor tout au long de ces années 1990, chouchoutée par Pékin, où trônait une belle brochette d'anciens dirigeants de la cité, au premier rang desquels Jiang Zemin, alors numéro un du parti (1989-2002).
Mais là encore, l'épanouissement de Shanghaï, acclamée à Davos et Wall Street comme la Babylone du nouveau siècle chinois, a suscité maints tiraillements. A l'instar de Canton naguère, Shanghaï cultive une arrogance amèrement ressentie dans le reste du pays. Tant que la "faction shanghaïenne" de Jiang Zemin régnait à Pékin, rien de dommageable ne pouvait lui arriver. La protection était suprême. Les deux pôles de pouvoir, le politique et l'économique, étaient solidaires. Or l'attelage s'est récemment rompu. Dès lors qu'au congrès du Parti communiste en 2002, Jiang Zemin, le parrain de Shanghaï, a dû quitter ses fonctions de patron du régime, la cote de la ville a chuté. Elle s'est retrouvée dans le collimateur des nouveaux maîtres de Pékin, affiliés à une faction rivale.
LE DILEMME DE HU JINTAO
A rebours de l'élitisme de M. Jiang, fasciné par le prestige ostentatoire que déploie la Perle de l'Orient - le surnom de Shanghaï -, son successeur à la tête du régime, Hu Jintao, est un homme de l'arrière-pays rural, sensible à la cause des provinces pauvres et préoccupé par le creusement des inégalités. Hu Jintao arrive au pouvoir au moment où mûrit en Chine le procès du productivisme débridé, jugé déstabilisateur pour les équilibres sociaux, financiers et écologiques de l'empire. Un mot d'ordre s'impose alors à Pékin : substituer la "qualité" à la "quantité" de croissance. Les provinces sont sommées de refroidir une machine économique dont la surchauffe est lourde de dangers : surcapacités industrielles, mauvaises créances bancaires, expropriation rurale, dégradation de l'environnement. Shanghaï, où enflent de périlleuses bulles, est particulièrement visée, mais elle se cabre devant ce nouveau centralisme. Le conflit est inévitable et, dans ces empoignades-là, Pékin est toujours le plus fort.
L'histoire se répète. Tout comme Shanghaï avait été promue pour contrer Canton, de nouveaux foyers de croissance sont aujourd'hui encouragés à prendre le relais : le port de Tianjin, à proximité de Pékin, et le Nord-Est mandchou, en attendant que les provinces rurales de l'Ouest s'ébrouent. Jusqu'au prochain conflit : de nouveaux féodaux émergeront fatalement qui défieront, à leur tour, la capitale. A l'exception du Tibet et du Xinjiang musulman - frontalier de l'Asie centrale -, ces forces centrifuges sont économiques plus que politiques. Elles ne sont pas moins une source d'embarras permanent pour Pékin.
Comme le démontre le politologue Li Cheng, le recrutement du personnel politique provincial s'est "localisé" ces dernières années alors que l'ère Mao avait mieux su imposer des dirigeants issus d'autres régions, donc moins enclins à succomber aux sirènes de l'autonomisme. Cette évolution place Hu Jintao face à un dilemme. Il souhaite démocratiser le fonctionnement interne du Parti communiste - à défaut de pouvoir le faire à l'échelle de la société -, mais une telle concession à la base ne peut qu'accuser la tendance au "localisme" qu'il prétend combattre. Car le parti d'"en bas" préférera toujours se doter de dirigeants autochtones plutôt qu'imposés par Pékin. En l'absence de compétition électorale, la vie politique chinoise semble atone. Elle est en fait une géopolitique en perpétuelle tension.
Frédéric Bobin
LE MONDE | 18.10.06
Un scandale peut en cacher un autre. Depuis quelques semaines, Shanghaï, vitrine scintillante de la Chine globalisée, plate-forme asiatique où se pressent les multinationales, est ébranlée par un scandale financier. Le dirigeant du Parti communiste de la ville, un des hommes les plus puissants du pays, a été limogé. Nombre de ses proches l'ont accompagné dans la disgrâce. Il leur est reproché d'avoir puisé dans les caisses de retraite pour financer illégalement des projets d'infrastructures et des projets immobiliers.
L'affaire est assurément grave mais il faudrait être naïf pour s'en tenir à cette justification officielle. La vraie raison de la purge est ailleurs. Le vrai scandale, celui qui motive le zèle des coupeurs de têtes, n'est pas financier, mais politique. Le véritable crime des édiles shanghaïens est d'avoir défié l'autorité de Pékin, la sourcilleuse capitale, garante d'une intégrité impériale malmenée par des fiefs féodaux de plus en plus insolents. L'affaire tient de la géopolitique interne, de la rivalité récurrente entre le centre et la périphérie, de la tension entre la force centripète du politique et la force centrifuge de l'économie. Vieille histoire qui remonte aux origines de la réforme économique chinoise.
Au début des années 1980, quand s'est ouverte l'ère du postmaoïsme, dont le credo est que l'économie - et non plus l'idéologie - est la vraie source de puissance, Pékin n'était pas capable par lui-même de libérer les énergies propres à enrichir le pays. Capitale impériale, c'est un pôle bureaucratique et non un foyer de croissance. Il lui a donc fallu sous-traiter la création de richesses à des agents locaux. Ce fut la tâche des fameuses "zones économiques spéciales" (ZES) installées sur la façade côtière à l'orée de Hongkong et de Macao ou en face de Taïwan, modèles voués à faire école. Au fil de la diffusion des recettes de ces "dragons" périphériques, la Chine méridionale s'est enfiévrée. La province phare de l'époque est le Guangdong, dont le chef-lieu, Canton, jette les bases de l'"atelier du monde".
La relation entre les marchands du Sud et les mandarins du Nord ne tarde pas à se tendre. En 1998, un conflit très dur éclate à propos d'un endettement étranger massif que Canton avait contracté au mépris des instructions centrales. L'état-major de la province du Guangdong est décapité. Deux ans plus tard, la même mésaventure frappe le port de Xiamen, situé dans la province du Fujian, qui fait face à Taïwan. Les dirigeants locaux avaient couvert un réseau de contrebande ayant infligé de gros dommages aux caisses de l'Etat.
Telle est l'angoisse du gouvernement central : qu'émergent des fiefs prospères bravant son autorité. Pékin ne pouvant tuer ces "poules aux oeufs d'or", la seule arme dont il dispose est d'organiser une sorte de roulement géographique dans l'octroi du favoritisme d'Etat. Canton avait-elle été gâtée sur la décennie 1985-1995 ? On finit par lui retirer cette sollicitude. Le gouvernement central jette alors son dévolu sur une autre cité emblématique : Shanghaï, la "Belle au bois dormant", anémiée sous le communisme orthodoxe qui lui avait fait payer ses turpitudes capitalistes de naguère. Ainsi Shanghaï a-t-elle pris son essor tout au long de ces années 1990, chouchoutée par Pékin, où trônait une belle brochette d'anciens dirigeants de la cité, au premier rang desquels Jiang Zemin, alors numéro un du parti (1989-2002).
Mais là encore, l'épanouissement de Shanghaï, acclamée à Davos et Wall Street comme la Babylone du nouveau siècle chinois, a suscité maints tiraillements. A l'instar de Canton naguère, Shanghaï cultive une arrogance amèrement ressentie dans le reste du pays. Tant que la "faction shanghaïenne" de Jiang Zemin régnait à Pékin, rien de dommageable ne pouvait lui arriver. La protection était suprême. Les deux pôles de pouvoir, le politique et l'économique, étaient solidaires. Or l'attelage s'est récemment rompu. Dès lors qu'au congrès du Parti communiste en 2002, Jiang Zemin, le parrain de Shanghaï, a dû quitter ses fonctions de patron du régime, la cote de la ville a chuté. Elle s'est retrouvée dans le collimateur des nouveaux maîtres de Pékin, affiliés à une faction rivale.
LE DILEMME DE HU JINTAO
A rebours de l'élitisme de M. Jiang, fasciné par le prestige ostentatoire que déploie la Perle de l'Orient - le surnom de Shanghaï -, son successeur à la tête du régime, Hu Jintao, est un homme de l'arrière-pays rural, sensible à la cause des provinces pauvres et préoccupé par le creusement des inégalités. Hu Jintao arrive au pouvoir au moment où mûrit en Chine le procès du productivisme débridé, jugé déstabilisateur pour les équilibres sociaux, financiers et écologiques de l'empire. Un mot d'ordre s'impose alors à Pékin : substituer la "qualité" à la "quantité" de croissance. Les provinces sont sommées de refroidir une machine économique dont la surchauffe est lourde de dangers : surcapacités industrielles, mauvaises créances bancaires, expropriation rurale, dégradation de l'environnement. Shanghaï, où enflent de périlleuses bulles, est particulièrement visée, mais elle se cabre devant ce nouveau centralisme. Le conflit est inévitable et, dans ces empoignades-là, Pékin est toujours le plus fort.
L'histoire se répète. Tout comme Shanghaï avait été promue pour contrer Canton, de nouveaux foyers de croissance sont aujourd'hui encouragés à prendre le relais : le port de Tianjin, à proximité de Pékin, et le Nord-Est mandchou, en attendant que les provinces rurales de l'Ouest s'ébrouent. Jusqu'au prochain conflit : de nouveaux féodaux émergeront fatalement qui défieront, à leur tour, la capitale. A l'exception du Tibet et du Xinjiang musulman - frontalier de l'Asie centrale -, ces forces centrifuges sont économiques plus que politiques. Elles ne sont pas moins une source d'embarras permanent pour Pékin.
Comme le démontre le politologue Li Cheng, le recrutement du personnel politique provincial s'est "localisé" ces dernières années alors que l'ère Mao avait mieux su imposer des dirigeants issus d'autres régions, donc moins enclins à succomber aux sirènes de l'autonomisme. Cette évolution place Hu Jintao face à un dilemme. Il souhaite démocratiser le fonctionnement interne du Parti communiste - à défaut de pouvoir le faire à l'échelle de la société -, mais une telle concession à la base ne peut qu'accuser la tendance au "localisme" qu'il prétend combattre. Car le parti d'"en bas" préférera toujours se doter de dirigeants autochtones plutôt qu'imposés par Pékin. En l'absence de compétition électorale, la vie politique chinoise semble atone. Elle est en fait une géopolitique en perpétuelle tension.
Frédéric Bobin