Sempé, ou le regard de Dieu
Publié le 28 Décembre 2011
Dans l'exposition Sempé à Paris, le dessinateur tient ce propos, dont une partie légendaire, qu'il attribue à Duke Ellington : "Le jazz est à la musique classique ce que le dessin d'humour est à la peinture. Pour moi ça a toujours été proche, c'est à dire que le dessin d'humour ce n'est pas grand-chose. Comme dans le jazz, l'art, c'est de suggérer, c'est le contraire de notre époque qui enfle tout. Le dessin d'humour, comme le jazz, c'est l'humilité."
Et ça se comprend, osons le dire, surtout sur le plan catholique. La culture classique picturale, très intellectuelle, pour géniale qu'elle puisse être, est un sommet de la civilisation, mais nécessite un apprentissage, une éducation, une recherche intellectuelle approndie, peu accessible à tous. Sempé nous dit que tout cela est bel et bon, mais que l'essentiel n'est pas là. L'essentiel est dans l'homme, ses désirs inassouvis, ses contradictions, ses incohérences, dans ce qui lui insuffle cette vie trépidante, jamais satisfaite, et toujours en recherche.
Or cette vie n'est jamais si bien montrée que dans les petits cartoons, les dessins d'humour que Sempé affectionne, dont il s'est fait le spécialiste. Ses dessins sont doux, attentionnés, délicats, un rappel que la vie n'existe que si elle est contemplée dans les petites choses qui nous entourent, et nous renvoient au principe central.
Dieu, en somme.
Cette petite fille jouant à la corde à sauter sur un toit d'immeuble, perdu parmi tant d'autres, renvoie une fraicheur nouvelle. On se demande si l'on a déjà regardé des enfants jouer. Si on a déjà regardé profondément et en vérité l'insouciance. Il a bien raison de souligner que ces dessins sont l'antidote d'une société enflée, pour ne pas dire boursouflée, de richesses, de tentations, de suffisance.
Tout cela est sans prétention, il le dit lui-même. "C'est généralement lorsqu'on cherche à être intelligent qu'on dit des choses stupides." Mais être sans prétention, ne pas chercher à être intelligent ou adroit est la plus grande des prétentions, justement. Rien de plus humble, donc de plus grand, que de chercher à donner à contempler, que d'être là, sans rien demander, de proposer et de laisser faire le lecteur.
Certains qualifients ces dessins d'ironique. Je ne trouve pas. Parce que dans l'ironie se glisse un peu de désespoir, un tout petit de cynisme, ce que Sempé ne pratique jamais. Il est tout sauf desespéré ou cynique. Mieux, ses dessins qui suggèrent cela font partie de ses dessins ratés, dit-il lui-même, tant l'affection que l'on doit éprouver pour ses personnages est primordial. Ils sont fiers, orgueilleux, râleurs, intempestifs, bourrés de défauts, et généralement plongés dans un univers qui les dépasse, dont ils ont peine à garder le contrôle mais, malgré tout cela, on ne peut s'empêcher de les aimer, parce que l'on sait très bien que c'est de nous-mêmes dont il s'agit. Même ses révolutions ont l'air inoffensives. Les conflits ne sont brossés que dans ce qu'ils ont de plus ridicules. Un peu comme nos péchés, pourrait-on rappeler, dont nous nous sentirons certainement moins coupables que ridicules à l'heure du jugement, comme le rappellent les grands maitres spirituels. Nous rendant compte de l'inanité de ceux-ci dans le grand projet divin, nous ne pouvons qu'être en proie à la désagréable sensation d'avoir été un peu imbéciles. Comme des personnages de Sempé, qui verraient leur propre mise en situation par le dessinateur.
Il a donc quelque chose du regard divin, plein de délicatesse, s'amusant paternellement de chacune de nos bêtises ou de nos prétentions, saisissant le ridicule de la situation avec bienveillance. Voyant tout ce que l'individu a apprendre à la suite, et lui tendant la main. Lorsqu'on lit M. Lambert, on se prend à penser que Clothaire, Aignan, Alceste sont devenus adultes mais n'ont pas changé, ils sont toujours aussi enfants. Ce que nous sommes tous au fond, notre tragédie étant qu'on l'oublie, comme le rappelle la conclusion de la boutique de l'Orfèvre, la pièce écrite par Jean-Paul II : "Le drame, c'est que nous ne soyons pas assez enfants."
Sempé souscrirait sans peine à cette conclusion, lui qui a intitulé un de ses albums "Enfance" et qui ajoute " il m’est arrivé de devenir, par moments, raisonnable mais jamais adulte".
On a dit et répété récemment que les catholiques devaient produire du spectacle ou des réponses construites, face à certaines pièces de théâtre blasphématoires. Et bien, il n'y a rien de plus catholique que ces dessins de Sempé. Exposition proposée et financée par la mairie de Paris.
"Un peu de Paris et d'ailleurs". Entrée gratuite. Jusqu'au 12 février Prolongé jusqu'au 31 mars, venir de préférence tôt le matin. Pour de plus amples explications, on regardera ce petit documentaire Empreintes.