Délires saoudiens
Publié le 3 Avril 2007
Un article du Courrier International dans Matin Plus.Comme quoi, même les journaux gratuits peuvent être utiles.
Aberrant.
Aberrant.
Liban. Comment tourne-t-on un spot publicitaire destiné au public féminin d'Arabie Saoudite ? Une journaliste du quotidien libanais As-Saflr a mené l'enquête dans les studios de Beyrouth.
Edifiant !
Des cheveux si brillants, si doux... sous le voile !
On sait que beaucoup de spots publicitaires arabes sont tournés au Liban. Ce qu'on sait peut-être moins, c'est que certains d'entre eux existent en deux versions. Dans l'une comme dans l'autre, les produits pour la vaisselle ont la même efficacité, les crèmes de nuit les mêmes vertus et les shampoings les mêmes qualités. Quelle est donc la différence? Elle tient surtout aux cheveux. Dans la première, on les voit; dans la seconde, ils sont cachés. Car cette dernière est destinée au marché saoudien.
Afin de comprendre toutes les subtilités de ces usages, nous avons pris rendez-vous avec un réalisateur dans son studio de tournage. Et nous voilà à jouer au jeu des sept erreurs. Tout commence par un casting parmi les actrices libanaises. La maîtrise du dialecte saoudien est un atout considérable. Sans quoi, il faut au moins savoir bouger les lèvres à la manière saoudienne, afin de pouvoir être doublée. Celles qui ont le malheur d'avoir les yeux bleus doivent mettre des lentilles marron pour être conforme au code couleur saoudien. Ensuite, la prétendante doit passer le test du voile, qui permet de voir si elle reste jolie en se couvrant les cheveux. Ce test, qui fait parfois ressortir des traits peu avantageux, réserve bien des surprises. Une mâchoire un peu large peut se révéler fatale.
Aux jeunes hommes, on conseille de mettre un peu d'autobronzant et d'avoir une barbe de trois jours ou un bouc. Notre héros doit encore enlever gourmette, montre et bague en or (ou imitation) et les remplacer par des équivalents en argent. [Le prophète Mahomet n'appréciait pas les bijoux or chez les hommes.]
Commence alors le travail des accessoiristes.
Première règle : aucune structure en forme croix dans le décor ! Il faut surtout se méfier des carreaux de verre et des grillages : en plan rapproché, ils ont une fâcheuse tendance à ressembler au symbole du christianisme. Si le scénario exige un bébé dans les bras de sa mère, il faut veiller à ce qu'aucun détail ne puisse être interprété comme une allusion à la naissance du Christ, le réalisateur raconte qu'on lui a refusé un spot parce qu'on y voyait une gazelle, qui rappellerait l'animal attaché à la légende du Père Noël. Tout ce qui pourrait s'apparenter à une statue est prohibé, et les éventuels tableaux accrochés aux murs doivent être des natures mortes.
Dans la plupart des pays arabes, on peut très bien voir un homme toucher son épouse dans une pub. Pas en Arabie Saoudite. Il n'est pas censé chuchoter à son oreille ni lui jeter un coup d'oeil furtif. D'autre part, lors du tournage de la version destinée au marché saoudien, les femmes doivent se couvrir jusqu'aux poignets. Ni la poitrine, ni les hanches, ni la taille ne peuvent servir d'argument à son élégance. Il va sans dire qu'aucun homme ne doit poser son regard plus bas que le cou. Ce qui offre le spectacle étonnant d'un monsieur disant : "Oh, qu'elle est belle, ta robe !" en regardant son interlocutrice droit dans les yeux. Cet homme, bien évidemment, portera le keffieh à damier rouge.
Pour ce qui est du voile, les choses sont plus compliquées : il existe des modèles classiques pour les personnes âgées, des versions sport, d'autres plus mondaines, ou encore adaptées à la vie familiale, etc. Pour paraître jeune et décontracté, on peut aussi faire un nœud sur le côté. La chaîne MBC4, qui souhaite avoir une image moderne, a diffusé une publicité très remarquée où l'on voit des jeunes filles habillées tantôt en jeans, tantôt en survêtement de sport, avec toutes sortes de voiles et parfois une casquette pardessus le voile. Dernière remarque : utiliser le plus possible la main droite, afin d'éviter les gestes de la main gauche, l'impure - celle par qui le diable s'introduit dans nos vies.
Et le diable, c'est bien connu, se cache dans les détails.
Sahar Mandour, As-Safir, Beyrouth
Edifiant !
Des cheveux si brillants, si doux... sous le voile !
On sait que beaucoup de spots publicitaires arabes sont tournés au Liban. Ce qu'on sait peut-être moins, c'est que certains d'entre eux existent en deux versions. Dans l'une comme dans l'autre, les produits pour la vaisselle ont la même efficacité, les crèmes de nuit les mêmes vertus et les shampoings les mêmes qualités. Quelle est donc la différence? Elle tient surtout aux cheveux. Dans la première, on les voit; dans la seconde, ils sont cachés. Car cette dernière est destinée au marché saoudien.
Afin de comprendre toutes les subtilités de ces usages, nous avons pris rendez-vous avec un réalisateur dans son studio de tournage. Et nous voilà à jouer au jeu des sept erreurs. Tout commence par un casting parmi les actrices libanaises. La maîtrise du dialecte saoudien est un atout considérable. Sans quoi, il faut au moins savoir bouger les lèvres à la manière saoudienne, afin de pouvoir être doublée. Celles qui ont le malheur d'avoir les yeux bleus doivent mettre des lentilles marron pour être conforme au code couleur saoudien. Ensuite, la prétendante doit passer le test du voile, qui permet de voir si elle reste jolie en se couvrant les cheveux. Ce test, qui fait parfois ressortir des traits peu avantageux, réserve bien des surprises. Une mâchoire un peu large peut se révéler fatale.
Aux jeunes hommes, on conseille de mettre un peu d'autobronzant et d'avoir une barbe de trois jours ou un bouc. Notre héros doit encore enlever gourmette, montre et bague en or (ou imitation) et les remplacer par des équivalents en argent. [Le prophète Mahomet n'appréciait pas les bijoux or chez les hommes.]
Commence alors le travail des accessoiristes.
Première règle : aucune structure en forme croix dans le décor ! Il faut surtout se méfier des carreaux de verre et des grillages : en plan rapproché, ils ont une fâcheuse tendance à ressembler au symbole du christianisme. Si le scénario exige un bébé dans les bras de sa mère, il faut veiller à ce qu'aucun détail ne puisse être interprété comme une allusion à la naissance du Christ, le réalisateur raconte qu'on lui a refusé un spot parce qu'on y voyait une gazelle, qui rappellerait l'animal attaché à la légende du Père Noël. Tout ce qui pourrait s'apparenter à une statue est prohibé, et les éventuels tableaux accrochés aux murs doivent être des natures mortes.
Dans la plupart des pays arabes, on peut très bien voir un homme toucher son épouse dans une pub. Pas en Arabie Saoudite. Il n'est pas censé chuchoter à son oreille ni lui jeter un coup d'oeil furtif. D'autre part, lors du tournage de la version destinée au marché saoudien, les femmes doivent se couvrir jusqu'aux poignets. Ni la poitrine, ni les hanches, ni la taille ne peuvent servir d'argument à son élégance. Il va sans dire qu'aucun homme ne doit poser son regard plus bas que le cou. Ce qui offre le spectacle étonnant d'un monsieur disant : "Oh, qu'elle est belle, ta robe !" en regardant son interlocutrice droit dans les yeux. Cet homme, bien évidemment, portera le keffieh à damier rouge.
Pour ce qui est du voile, les choses sont plus compliquées : il existe des modèles classiques pour les personnes âgées, des versions sport, d'autres plus mondaines, ou encore adaptées à la vie familiale, etc. Pour paraître jeune et décontracté, on peut aussi faire un nœud sur le côté. La chaîne MBC4, qui souhaite avoir une image moderne, a diffusé une publicité très remarquée où l'on voit des jeunes filles habillées tantôt en jeans, tantôt en survêtement de sport, avec toutes sortes de voiles et parfois une casquette pardessus le voile. Dernière remarque : utiliser le plus possible la main droite, afin d'éviter les gestes de la main gauche, l'impure - celle par qui le diable s'introduit dans nos vies.
Et le diable, c'est bien connu, se cache dans les détails.
Sahar Mandour, As-Safir, Beyrouth