Rien de plus évident que le marché

Publié le 21 Mars 2009

Il faut lire ce texte. Et notamment, tout ceux qui critiquent l'anonymat et la virtualisation du marché.

Il faut lire ce texte parce qu'il explique très concrètement combien un marché répond naturellement aux necessités d'une communauté. On pourrait même dire qu'une fois satisfait les besoins fondamentaux, l'échange est le principe autour duquel s'articule une vie au quotidien. Cet article décrit par le menu comment, à partir du troc, une économie se crée de toutes pièces dans l'environnement fermé qu'est un camp de concentration de prisonniers militaires.

Cet univers, simple à priori, connait pourtant toutes les mêmes lois que l'économie réelle. Tout y est, monnaie, marché, offre, demande, crédit, marchés à terme, inflation, déflation, bulles, krachs, salaire, sans oublier tous les désagréments que peuvent causer les monopoles ou le contrôle des prix. On y retrouve même l'hostilité classique envers les spéculateurs, même si leur utilité est là bien plus apparente. Une chose est sûre, même pour ceux qui vivent le pire, le marché est le meilleur moyen d'améliorer le quotidien.

On y constate également la pertinence de quelques principes célèbres d'économie, la mauvaise monnaie chasse la bonne, il n'y a pas de juste valeur des choses, uniquement de l'offre et la demande, etc. Ce texte est la traduction d'un article paru dans la revue Economica, au sortir de la guerre.

Quelques extraits ci-dessous pour vous mettre en bouche.

L’étude de l’organisation économique d’un camp de prisonniers de guerre est d’un grand intérêt sociologique. Elle permet de saisir le caractère universel et spontané de la vie économique, qui se développe, non par imitation consciente, mais en réponse à la pression des besoins et des circonstances. Si l'organisation économique du camp paraît calquée sur celle de la société civile, cela tient au fait que les mêmes incitations suscitent des réponses similaires.
(...)


Le marché

Heureusement, ce bruyant système de colportage fut bientôt remplacé par l’institution d’une bourse d’échanges dans chaque baraquement : sous les rubriques "nom", "numéro de chambre", "demandé" et "offert", chacun pouvait publier son annonce sur le tableau des échanges. Quand une affaire était conclue, l’annonce était effacée. En raison du caractère public et permanent des transactions, les prix en cigarettes étaient bien connus de tous, ce qui mettait tout le monde sur un pied d’égalité -- même s’il y avait toujours moyen pour un commerçant astucieux de tirer profit d'une possibilité résiduelle d'arbitrage. Tous, y compris les non-fumeurs, acceptaient les cigarettes en paiement, car on pouvait tout acheter avec.
(...)


Le travail salarié

En fait, il y avait un embryon de marché du travail. Même en période d’abondance, il y avait toujours un malchanceux prêt à vendre ses services pour quelques cigarettes. On pouvait faire laver sa chemise pour deux cigarettes. Un uniforme était nettoyé et repassé, un autre prêté en attendant, pour douze cigarettes. Un beau portrait au pastel coûtait trente cigarettes. De même, la couture et d'autres travaux avaient un prix.
(...)


Le spéculateur

Un négociant en denrées alimentaires et cigarettes, opérant dans une période de pénurie, jouissait d'une haute réputation. Fort d'un capital de 50 cigarettes, patiemment épargné, il achetait des rations le jour de leur distribution, et les revendait à bon prix dans les jours qui suivaient. Il tirait aussi parti des possibilités d'arbitrage, en étudiant plusieurs fois par jour les annonces affichées sur le tableau des échanges, à l’affût du moindre écart entre les prix acheteurs et les prix vendeurs. Sa connaissance des prix, des marchés et des noms de ceux qui avaient reçu des colis de cigarettes, était phénoménale. Comme il était gros fumeur, il pouvait ainsi fumer son bénéfice sans toucher à son capital.
(...)


La monnaie

En dépit de sa spécificité, la monnaie cigarette remplissait toutes les fonctions d'une monnaie métallique –- comme unité de compte, moyen de paiement et réserve de valeur --, et partageait la plupart de ses caractéristiques : un bien homogène, raisonnablement durable, et divisible -- en unités ou en paquets, selon l’importance des transactions. Incidemment, et comme la monnaie de métal, elle pouvait être altérée, ou allégée, par exemple en la roulant entre ses doigts pour en sortir un peu de tabac.
Les cigarettes étaient également soumises à la loi de Gresham. Comme monnaie, une cigarette en valait une autre, mais, chez les fumeurs, certaines marques étaient plus populaires que d’autres. Les gens payaient avec les cigarettes les moins prisées et fumaient les autres. Ainsi, la boutique ne recevait que rarement les cigarettes les plus populaires, comme les Churchman n°1.
(...)


La fluctuation des prix

De nombreux facteurs affectaient les prix, les plus importants et les plus notables étant les phases successives d'inflation et de déflation monétaires. Le cycle des prix dépendait de l’offre de cigarettes et, dans une bien moindre mesure, des livraisons de nourriture. Dans les premiers jours au camp, avant qu’arrivent les premiers colis privés et que les prisonniers aient pu constituer des stocks, la distribution hebdomadaire des rations de cigarettes et des rations alimentaires avait lieu le lundi. (...) D'autres facteurs affectaient le niveau général des prix. Un afflux de nouveaux prisonniers, proverbialement affamés, était générateur d’inflation. Des bombardements aériens massifs aux environs du camp augmentaient probablement la demande non monétaire de cigarettes, aggravant la déflation. Les bonnes et les mauvaises nouvelles du front avaient certainement de tels effets, et les grandes vagues d'optimisme et de pessimisme, qui balayaient périodiquement le camp, se reflétaient dans les prix. Un matin de mars 1945, peu avant le petit déjeuner, la rumeur circula d’un arrivage imminent de colis et de cigarettes. Dans les dix minutes, je vendis une ration de sirop de canne pour quatre cigarettes, alors que j’en demandais en vain trois cigarettes jusque-là. De nombreuses transactions du même genre furent rapidement conclues. Las ! vers 10 heures, la rumeur était démentie, et le sirop de canne ne trouvait plus preneur même à deux cigarettes.
(...)


Je vous laisse découvrir la suite. A lire d'urgence pour tout ceux qui sont sceptiques sur les marchés, et leur organisation.

Rédigé par Polydamas

Publié dans #Finance

Repost0
Commenter cet article
A
Nombre de personnes ne connaissent pas leur richesse et font appel au crédit. Actuellement le CAC 40 perd plus de 3% et l'or est au plus haut. C'est tout à fait emblématique de ce qu'il se passe depuis plus d'un an sur ces deux marchés. Si vous avez besoin d'argent et si vous possédez un peu d'Or sous quelque forme que ce soit, bijoux, déchets, pièces ou lingots, n'attendez pas, c'est le moment de vendre, vous serez étonné du montant récolté !<br /> achat or
Répondre
P
<br /> Allez y mollo avec votre pub ici...<br /> <br /> <br />
A
Ceci vous intéressera peut-être :"La colère du peuple monte..."http://www.youtube.com/watch?v=Kn6VxYC_jn8&feature=player_embedded
Répondre
P
<br /> Je l'avais déjà écouté sur FDS, le souci c'est que c'est pas tout à fait ainsi que ça marche, et que sans banques, c'est lui et sa famille qui se retrouvent à la rue, mais ça l'auditeur ne le dira<br /> pas....<br /> <br /> <br />
A
Faut que je lise ça à tête reposée, Poly, mais effectivement, le marché c'est comme un gigantesque camp de concentration et en plus, on a les médias pour jouer les gardes-chiourme !
Répondre
P
<br /> You make my day, vu comme ça, c'est pas faux... :)<br /> <br /> <br />
L
Bien sûr que si, le marché est accessible aux sociétés primitives, et ç'a même été en Afrique noire le premier élément de contact avec l'Europe au XVIe siècle, quand la traite négrière atlantique s'est mise en place. Ajoutons que, contrairement à un préjugé encore très répandu (et un tantinet raciste...), les marchands noirs ne se faisaient pas bêtement gruger. Commerçants avisés, ils n'échangeaient pas leurs esclaves à vil prix, mais s'approvisionnaient par ce biais en biens qu'ils ne produisaient pas : produits métallurgiques, produits textiles, armes et outils, et la fameuse verroterie, prisée pour sa rareté, ni plus ni moins bêtement que les contemporains d'Europe qui s'engouaient alors pour le poivre importé des Indes orientales et payé des fortunes. Les négriers africains suivaient de près les cours des marchandises échangées, et les termes de l'échange se sont même remarquablement améliorés au profit du fournisseur noir avec l'essor des îles à sucre au long des XVIIe-XVIIIe siècles (F. Braudel, Civilisation matérielle etc...).Oui, le marché est "naturel", et n'est absolument pas étranger aux sociétés "traditionnelles", antiques, médiévales ou modernes qui l'ont pratiqué spontanément, sans le théoriser, bien avant que le "capitalisme" ait été entendu au XIXe siècle comme l'antithèse de paradigme "socialiste". Sans avoir attendu Frédéric Bastiat et le "libéralisme", Carthage, les quais du Pirée, les fondaci vénitiens, la banque florentine etc, qu'était-ce, sinon du marché ? 
Répondre
P
<br /> Je ne mets pas les sociétés noires parmi les primitives, je pensais à deux trois peuplades papoues ou d'Amazonie, il doit bien en avoir quelques unes qui ne connaissent pas cette forme d'échange.<br /> Pour le reste, je suis d'accord avec vous, et je n'oublie pas que les noirs n'ont pas été les derniers à en profiter.<br /> <br /> <br />
G
Très intéressant, merci pour le lien. J'ai particulièrement apprécié la section "politique" à la fin, à propos des réactions de l'opinion publique face aux phénomènes du marché. Cela confirme bien ce que nous observons dans la société moderne: les conséquences du marché libre sont rejetées par le public, lorsque les changements de conditions économiques sont trop brusques. D'où la mise en place de mécanismes de régulation, plus ou moins efficaces. L'état de "nature" (avec des guillemets, pour tenir compte de la remarque fort juste de Philarète) n'est pas durablement acceptable.À noter aussi, une autre différence fondamentale entre ce marché "modèle" et la réalité: les besoins les plus fondamentaux des prisonniers étaient satisfaits ou à peu près, indépendamment de la situation économique. Dans le monde réel, on peut mourir de faim quand l'économie s'effondre, c'est pour cela que le besoin de régulation (impôts redistributifs, assurance chômage obligatoire, etc.) pour atténuer les effets du marché se fait encore plus sentir.
Répondre