Il faut lire ce texte. Et notamment, tout ceux qui critiquent l'anonymat et la
virtualisation du marché.
Il faut lire ce texte parce qu'il explique très concrètement combien un marché répond naturellement aux necessités d'une communauté. On pourrait même dire qu'une fois satisfait les besoins
fondamentaux, l'échange est le principe autour duquel s'articule une vie au quotidien. Cet article décrit par le menu comment, à partir du troc, une économie se crée de toutes pièces dans
l'environnement fermé qu'est un camp de concentration de prisonniers militaires.
Cet univers, simple à priori, connait pourtant toutes les mêmes lois que l'économie réelle. Tout y est, monnaie, marché, offre, demande, crédit, marchés à terme, inflation, déflation, bulles,
krachs, salaire, sans oublier tous les désagréments que peuvent causer les monopoles ou le contrôle des prix. On y retrouve même l'hostilité classique envers les spéculateurs, même si leur
utilité est là bien plus apparente. Une chose est sûre, même pour ceux qui vivent le pire, le marché est le meilleur moyen d'améliorer le quotidien.
On y constate également la pertinence de quelques principes célèbres d'économie, la mauvaise monnaie chasse la bonne, il n'y a pas de juste valeur des choses, uniquement de l'offre et la demande,
etc. Ce texte est la traduction d'un article paru dans la revue Economica, au sortir de la guerre.
Quelques extraits ci-dessous pour vous mettre en bouche.
L’étude de l’organisation économique d’un camp de prisonniers de guerre est d’un grand intérêt sociologique. Elle permet de saisir le caractère universel et spontané de la vie économique, qui se
développe, non par imitation consciente, mais en réponse à la pression des besoins et des circonstances. Si l'organisation économique du camp paraît calquée sur celle de la société civile, cela
tient au fait que les mêmes incitations suscitent des réponses similaires.
(...)
Le marché
Heureusement, ce bruyant système de colportage fut bientôt remplacé par l’institution d’une bourse d’échanges dans chaque baraquement : sous les rubriques "nom", "numéro de chambre", "demandé" et
"offert", chacun pouvait publier son annonce sur le tableau des échanges. Quand une affaire était conclue, l’annonce était effacée. En raison du caractère public et permanent des transactions,
les prix en cigarettes étaient bien connus de tous, ce qui mettait tout le monde sur un pied d’égalité -- même s’il y avait toujours moyen pour un commerçant astucieux de tirer profit d'une
possibilité résiduelle d'arbitrage. Tous, y compris les non-fumeurs, acceptaient les cigarettes en paiement, car on pouvait tout acheter avec.
(...)
Le travail salarié
En fait, il y avait un embryon de marché du travail. Même en période d’abondance, il y avait toujours un malchanceux prêt à vendre ses services pour quelques cigarettes. On pouvait faire laver sa
chemise pour deux cigarettes. Un uniforme était nettoyé et repassé, un autre prêté en attendant, pour douze cigarettes. Un beau portrait au pastel coûtait trente cigarettes. De même, la couture
et d'autres travaux avaient un prix.
(...)
Le spéculateur
Un négociant en denrées alimentaires et cigarettes, opérant dans une période de pénurie, jouissait d'une haute réputation. Fort d'un capital de 50 cigarettes, patiemment épargné, il achetait des
rations le jour de leur distribution, et les revendait à bon prix dans les jours qui suivaient. Il tirait aussi parti des possibilités d'arbitrage, en étudiant plusieurs fois par jour les
annonces affichées sur le tableau des échanges, à l’affût du moindre écart entre les prix acheteurs et les prix vendeurs. Sa connaissance des prix, des marchés et des noms de ceux qui avaient
reçu des colis de cigarettes, était phénoménale. Comme il était gros fumeur, il pouvait ainsi fumer son bénéfice sans toucher à son capital.
(...)
La monnaie
En dépit de sa spécificité, la monnaie cigarette remplissait toutes les fonctions d'une monnaie métallique –- comme unité de compte, moyen de paiement et réserve de valeur --, et partageait la
plupart de ses caractéristiques : un bien homogène, raisonnablement durable, et divisible -- en unités ou en paquets, selon l’importance des transactions. Incidemment, et comme la monnaie de
métal, elle pouvait être altérée, ou allégée, par exemple en la roulant entre ses doigts pour en sortir un peu de tabac.
Les cigarettes étaient également soumises à la loi de Gresham. Comme monnaie, une cigarette en valait une autre, mais, chez les fumeurs, certaines marques étaient plus populaires que d’autres.
Les gens payaient avec les cigarettes les moins prisées et fumaient les autres. Ainsi, la boutique ne recevait que rarement les cigarettes les plus populaires, comme les Churchman n°1.
(...)
La fluctuation des prix
De nombreux facteurs affectaient les prix, les plus importants et les plus notables étant les phases successives d'inflation et de déflation monétaires. Le cycle des prix dépendait de l’offre de
cigarettes et, dans une bien moindre mesure, des livraisons de nourriture. Dans les premiers jours au camp, avant qu’arrivent les premiers colis privés et que les prisonniers aient pu constituer
des stocks, la distribution hebdomadaire des rations de cigarettes et des rations alimentaires avait lieu le lundi. (...) D'autres facteurs affectaient le niveau général des prix. Un afflux de
nouveaux prisonniers, proverbialement affamés, était générateur d’inflation. Des bombardements aériens massifs aux environs du camp augmentaient probablement la demande non monétaire de
cigarettes, aggravant la déflation. Les bonnes et les mauvaises nouvelles du front avaient certainement de tels effets, et les grandes vagues d'optimisme et de pessimisme, qui balayaient
périodiquement le camp, se reflétaient dans les prix. Un matin de mars 1945, peu avant le petit déjeuner, la rumeur circula d’un arrivage imminent de colis et de cigarettes. Dans les dix minutes,
je vendis une ration de sirop de canne pour quatre cigarettes, alors que j’en demandais en vain trois cigarettes jusque-là. De nombreuses transactions du même genre furent rapidement conclues.
Las ! vers 10 heures, la rumeur était démentie, et le sirop de canne ne trouvait plus preneur même à deux cigarettes.
(...)
Je vous laisse découvrir la suite. A lire d'urgence pour tout ceux qui sont sceptiques sur les marchés, et leur organisation.