Dors-tu content, Voltaire ?

Publié le 21 Décembre 2007

Je trouve ce poème  d'Alfred de Musset particulièrement juste.
Rolla IV

Dors-tu content, Voltaire, et ton hideux sourire
Voltige-t-il encor sur tes os décharnés ?
Ton siècle était, dit-on, trop jeune pour te lire;
Le nôtre doit te plaire, et tes hommes sont nés.
Il est tombé sur nous, cet édifice immense
Que de tes larges mains tu sapais nuit et jour.
La Mort devait t'attendre avec impatience,
Pendant quatre-vingts ans que tu lui fis ta cour;
Vous devez vous aimer d'un infernal amour.
Ne quittes-tu jamais la couche nuptiale
Où vous vous embrassez dans les vert du tombeau,
Pour t'en aller tout seul promener ton front pâle!
Dans un cloitre désert ou dans un vieux château?!
Que te disent alors tous ces grands corps sans vie,
Ces murs silencieux, ces autels désolés,
Que pour l'éternité ton souffle a dépeuplés ?
Que te disent les croix? que te dit le Messie?

Oh ! saigne-t-il encor, quand, pour le déclouer,
Sur son arbre tremblant, comme une fleur flétrie,
Ton spectre dans la nuit revient le secouer?
Crois-tu ta mission dignement accomplie,
Et comme l'Éternel, à la création,
Trouves-tu que c'est bien, et que ton oeuvre est bon?
Au festin de mon hôte alors je te convie.
Tu n'as qu'à te lever;-quelqu'un soupe ce soir
Chez qui le Commandeur peut frapper et s'asseoir.

Entends-tu soupirer ces enfants qui s'embrassent?
On dirait dans l'étreinte où leurs bras nus s'enlacent,
Par une double vie un seul corps animé
Des sanglots inouis, des plaintes oppressées,
Ouvrent en frissonnant leurs lèvres insensées
En les baisant au front le Plaisir s'est pâmé.
Ils sont jeunes et beaux, et, rien qu'à les entendre,
Comme un pavillon d'or le ciel devrait descendre:
Regarde!-ils n'aiment pas, ils n'ont jamais aimé

Où les ont-ils appris, ces mots si pleins de charmes,
Que la volupté seule, au milieu de ses larmes,
A le droit de répandre et de balbutier ?
Ô femme! étrange objet de joie et de supplice!
Mystérieux autel où, dans le sacrifice,
On entend tour à tour blasphémer et prier!
Dis-moi, dans quel écho, dans quel air vivent-elles,
Ces paroles sans nom, et pourtant éternelles,
Qui ne sont qu'un délire, et depuis cinq mille ans
Se suspendent encore aux lèvres des amants ?

Ô profanation! point d'amour, et deux anges !
Deux coeurs purs comme l'or, que les saintes phalanges
Porteraient à leur père en voyant leur beauté!
Point d'amour! et des pleurs! et la nuit qui murmure,
Et le vent qui frémit, et toute la nature
Qui pâlit de plaisir, qui boit la volupté!
Et des parfums fumants, et des flacons à terre,
Et des baisers sans nombre, et peut-être, Ô misère !
Un malheureux de plus qui maudira le jour...
Point d'amour! et partout le spectre de l'amour !

Cloîtres silencieux, voûtes des monastères,
C'est vous, sombres caveaux, vous qui savez aimer
Ce sont vos froides nefs, vos pavés et vos pierres
Que jamais lèvre en feu n'a baisés sans pâmer.
Oh! venez donc rouvrir vos profondes entrailles
A ces deux enfants-là qui cherchent le plaisir
Sur un lit qui n'est bon qu'à dormir ou mourir;
Frappez-leur donc le coeur sur vos saintes murailles.
Que la haire sanglante y fasse entrer ses clous.
Trempez-leur donc le front dans les eaux baptismales,
Dites-leur donc un peu ce qu'avec leurs genoux
Il leur faudrait user de pierres sépulcrales
Avant de soupçonner qu'on aime comme vous!

Oui, c'est un vaste amour qu'au fond de vos calices
Vous buviez à plein coeur, moines mystérieux
La tête du Sauveur errait sur vos cilices
Lorsque le doux sommeil avait fermé vos yeux,
Et, quand l'orgue chantait aux rayons de l'aurore,
Dans vos vitraux dorés vous la cherchiez encore,
Vous aimiez ardemment !Oh ! vous étiez heureux !

Vois-tu, vieil Arouet? cet homme plein de vie,
Qui de baisers ardents couvre ce sein si beau,
Sera couché demain dans un étroit tombeau.
Jetterais-tu sur lui quelques regards d'envie?
Sois tranquille, il t'a lu. Rien ne peut lui donner
Ni consolation ni lueur d'espérance.
Si l'incrédulité devient une science,
On parlera de Jacque, et, sans la profaner,
Dans ta tombe, ce soir, tu pourrais l'emmener.

Penses-tu cependant que si quelque croyance,
Si le plus léger hi le retenait encor,
Il viendrait sur ce lit prostituer sa mort !
Sa mort!-Ah! laisse-lui la plus faible pensée
Qu'elle n'est qu'un passage à quelque lieu d'horreur,
Au plus affreux, qu'importe? Il n'en aura pas peur;
Il relèvera la jeune fiancée, il la regardera dans l'espace élancée,
Porter au Dieu vivant la clef d'or de son coeur !

Voilà pourtant ton oeuvre, Arouet, voilà l'homme
Tel que tu l'as voulu.-C'est dans ce siècle-ci,
C'est d'hier seulement qu'on peut mourir ainsi,
Quand Brutus s'écria sur les débris de Rome:
"Vertu, tu n'es qu'un nom! " il ne blasphéma pas.
Il avait tout perdu, sa gloire et sa patrie,
Son beau rêve adoré, sa liberté chérie,
Sa Portia, son Cassius, son sang et ses soldats;
Il ne voulait plus croire aux choses de la terre.
Mais, quand il se vit seul, assis sur une pierre,
En songeant à la mort, il regarda les cieux.
Il n'avait rien perdu dans cet espace immense;
Son coeur y respirait un air plein d'espérance;
Il lui restait encor son épée et ses dieux.


Et que nous reste-t-il, à nous, les déicides?
Pour qui travailliez-vous, démolisseurs stupides,
Lorsque vous disséquiez le Christ sur son autel?
Que vouliez-vous semer sur sa céleste tombe,
Quand vous jetiez au vent la sanglante colombe
Qui tombe en tournoyant dans l'abîme éternel?
Vous vouliez pétrir l'homme à votre fantaisie;
Vous vouliez faire un monde.-Eh bien, vous l'avez fait.
Votre monde est superbe, et votre homme est parfait!
Les monts sont nivelés, la plaine est éclaircie;
Vous avez sagement taillé l'arbre de vie;
Tout est bien balayé sur vos chemins de-fer,
Tout est grand, tout est beau, mais on meurt dans votre air.
Vous y faites vibrer de sublimes paroles;
Elles flottent au loin dans des vents empestés,
Elles ont ébranlé de terribles idoles;
Mais les oiseaux du ciel en sont épouvantés.
L'hypocrisie est morte; on ne croit plus aux prêtres;
Mais la vertu se meurt, on ne croit plus à Dieu.
Le noble n'est plus fier du sang de ses ancêtres;
Mais il le prostitue au fond d'un mauvais lieu.
On ne mutile plus la pensée et la scène,
On a mis au plein vent l'intelligence humaine
Mais le peuple voudra des combats de taureau.
Quand on est pauvre et fier, quand on est riche et triste,
On est plus assez fou pour se faire trappiste
Mais on fait comme Escousse on allume un réchaud.

Alfred de Musset
  
Merci à mon frère...
 

Rédigé par Polydamas

Publié dans #Littérature

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J
<br /> <br /> Je suis en profond désaccord avec ce poème. A mon humble avis, Voltaire ne se battait pas contre la religion chrétienne, mais contre le fanatisme... Or, à son époque, les institutions religieuses<br /> étaient malheureusement une base utilisée pour permettre à certains d'excercer un pouvoir autoritaire. Est-ce "gâcher son talent littéraire" que de dénoncer un régime dictatorial? (La religion ne<br /> devrait jamais, à mon avis, avoir quelque relation que ce soit avec l'exercice d'un pouvoir politique.) Et Voltaire n'était-il pas plus fidèle, à sa manière (en défendant Calas, le chevalier de<br /> La Barre ou sa propore liberté de pensée), au message de paix et de tolérance des évangiles, que les religieux qui prétendaient, entre deux procès de l'Inquisition, répandre ce même message?<br /> <br /> <br /> Je pense en tout cas que Voltaire n'était pas contre le christianisme, mais contre la façon dont on le déformait et dont on l'utilisait à son époque. A ce sujet, les idées de l'essai "Le Christ<br /> Philosophe" de F. Lenoir m'ont beaucoup éclairé.<br /> <br /> <br /> Enfin, il me semble que si Voltaire n'est pas irréprochable, c'est qu'aucun être humain ne peut l'être; rien ne peut l'excuser pour ses actions les plus viles, mais, comme l'a dit un autre<br /> "philosophe" qui, avant lui, prêchait la tolérance, "que celui qui n'a jamais péché lui mance la première pierre..."<br /> <br /> <br /> Mais cet avis très personnel n'engage que moi; je me pose plusieurs questions sur la religion, et je trouve, dans certains textes de Voltaire, les échos de doutes reflétant les miens.<br /> <br /> <br /> <br />
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M
Bravo, Juliette, pour ce commentaire si juste et tellement actuel ce jour Janvier 11, 2015 !<br /> &quot; Tu peux dormir content, Voltaire, la France est Charlie&quot;.
C
Comme c'est beau ! Et que c'est bien dit ! Voltaire a véritablement gâché tout son talent littéraire au profit de sa vision étriquée de la religion, et plus particulièrement du Christianisme ! C'était un déiste leibnizien et qui, paradoxalement, ne croyait qu'en la raison humaine. Je trouve que combiner leibnizisme, déisme, rationnalisme et obscurantisme donne rarement pour fruit une compréhension lumineuse de la religion. Certes il est libre, comme chacun d'entre nous de croire ce qu'il veut, mais il n'a pas à critiquer une chose qu'il ne connaît même pas ! De Musset, je suis avec toi, sur ce coup-là !
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F
Pour compléter ce beau poème, je vous conseille le remarquable ouvrage de Xavier Martin. Fondé sur une érudition impressionnante et une analyse des 27.000 lettres de l'oracle de Ferney, ce livre nous montre le Voltaine que nous cachent les morceaux choisis dont nous gave l'école républicaine : le Voltaire qui fait embastiller ses critiques, le voltaire censeur, indic, antisémite, raciste, inventeur de machines de guerre dialboliques, et on en passe et des meilleures. "Voltaire méconnu" , par Xavier Martin, éditions Dominique Martin Morin, 1986
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P
Exact, textes dont on pourra avoir un aperçu ici (je ne sais pourquoi, il ne semble pas que le site fonctionne en ce moment).