Le triomphe de la raison
Publié le 5 Octobre 2007
En voyage à Florence, j'ai parcouru le livre de Rodney Stark, le Triomphe de la
Raison, que j'ai trouvé absolument passionnant, que j'ai dévoré, et qui développe justement la thématique entre le capitalisme et le catholicisme, relation qui a l'air de soulever nombre de
débats, à voir le nombre de commentaires sur mon précédent billet.
Je pourrais en faire une fiche de lecture, mais d'autres ont déjà fait le travail, je vais me contenter, en bon fainéant, de reprendre leur texte.
Seule critique que je ferais au livre, la vision un peu schématique sur la présentation de la monarchie française. Mais il est clair que le système économique, en cours sous la monarchie, n'a pas été le plus incitatif que la France ait connu.
Merci à Restif du lien.
Rien à voir, disons-le tout de suite avec la thèse fameuse de Max Weber (L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme), qui met la Réforme à l’origine du capitalisme, thèse qui vient récemment d’être renforcée par Robert Ekelund, Robert Herbert, et Robert Tollison dans leur dernier ouvrage, non traduit, qui a été annoncé par l’Observatoire des religions (The marketplace of Christianity, The MIT Press, 2006). Pour Stark, la naissance et l’essor du capitalisme sont bien antérieurs à l’arrivée de Luther et Calvin sur la scène religieuse. Suivons le fil du raisonnement de notre auteur. Au départ, loin du credo qui absurdum de Tertullien, Stark se livre à une sorte de réhabilitation de la théologie, « discipline sophistiquée, hautement rationnelle, qui ne connaît de plein épanouissement que dans le christianisme ».
Cette « science de la foi » consiste à raisonner de façon formelle sur Dieu, à découvrir sa nature, ses intentions et ses exigences. Les dieux du polythéisme ne permettraient pas une telle science dans la mesure où ils sont bien trop inconséquents. Même remarque pour le confucianisme et le bouddhisme. La théologie requiert une image de Dieu qui le présente conscient, rationnel et tout-puissant. Ce dieu-là est le dieu unique de la Bible. Soit ! mais quid du judaïsme et de l’islam ? « Les juifs et les musulmans, répond Stark, penchent plutôt vers un strict constructionnisme et appréhendent l’Ecriture sainte comme une loi à comprendre et à appliquer, et non pas comme le point de départ d’une investigation sur son sens ultime ».
Bref, judaïsme et islam sont des orthopraxies qui se préoccupent avant tout d’une pratique (praxis) correcte (ortho), alors que le christianisme est une orthodoxie qui met l’accent sur ce qu’il faut penser, par exemple de la Trinité ou de la nature du Christ ou de la perpétuelle virginité de Marie. C’est pourquoi, selon Stark, l’élan fondamental des trois religions a divergé. L’interprétation de la loi juive ou musulmane repose sur le précédent et s’ancre par conséquent dans le passé, « tandis que des efforts pour mieux comprendre la nature de Dieu supposent la possibilité d’un progrès », explique l’auteur. Cette supposition de la possibilité du progrès serait ainsi la différence la plus critique entre le christianisme et toutes les autres religions. « Il en serait peut-être allé autrement si Jésus avait laissé des écrits, remarque astucieusement Stark.
Mais, à la différence de Mahomet ou de Moïse dont les textes furent acceptés comme étant de transmission divine et ont par conséquent favorisé une interprétation littérale, Jésus n’a rien écrit et les pères de l’Eglise furent contraints d’emblée de raisonner sur les implications d’une collection de souvenirs de ses paroles » Progrès, donc dans la connaissance de Dieu, mais aussi de la nature qui, parce qu’elle a été créée par lui a nécessairement une structure rationnelle, légitime, stable qui attend que l’homme la comprenne mieux.
Dès le 5e siècle, dans un texte que Stark nous fait lire, saint Augustin s’exclamait : « Quels progrès merveilleux, et on pourrait dire stupéfiants, l’industrie humaine a faits dans les techniques du tissage, de la construction, de l’agriculture et de la navigation ! » Il poursuivait en admirant « la maîtrise acquise en ce qui concerne les mesures et le calcul ! ». Et tout ceci était dû au « bénéfice ineffable » que Dieu conférait à sa création, « nature rationnelle » ( La cité de Dieu, 22, 24). D’où l’envol de la science là où le christianisme s’est implanté, à savoir l’Europe, alors qu’elle n’y est pas parvenue ni en Chine, ni dans la Grèce ou la Rome antique, ni en terre d’islam.
Le christianisme est aussi, selon Stark, à l’origine de quelques innovations éthiques telles que l’individualisme et l’éloge du travail. De toutes les grandes croyances, le christianisme a été la seule à élaborer une sérieuse opposition religieuse à l’esclavage, et cela dès le 7e siècle. Il fonde aussi la séparation de l’Eglise et de l’Etat, la légitimité de la lutte contre le despotisme et surtout le droit de propriété. On regrette que l’auteur ne connaisse pas la thèse de Marie-France Renoux-Zagamé sur les Origines théologiques du concept moderne de propriété ( Librairie Droz, Genève, Paris.1987), qui n’aurait pu que renforcer son propos.
Il en résulte que contrairement à ce que racontent la plupart des historiens, le haut Moyen Age, loin d’avoir été une époque de ténèbres et de régression, fut une période d’inventivité et de progrès remarquables, dont l’auteur nous dresse une liste impressionnante. Comme de récents travaux statistiques de l’OCDE l’ont montré, qui confirment les observations de Rodney Stark, c’est aux alentours du 12e siècle que l’Europe a dépassé la Chine et non au 19e siècle comme tant d’historiens l’ont prétendu, et ce « détail » a une importance cruciale pour l’interprétation de la suite de l’histoire : non l’Europe n’a pas connu de progrès économique en dominant et en exploitant le reste du monde par la conquête et la colonisation ; elle a dominé le monde grâce à ses progrès économiques. Ce que l’on a appelé l’ « impérialisme » est la conséquence et non la cause du progrès économique de l’Europe. Le capitalisme a commencé à se développer dans les zones qui échappaient au despotisme étatique, à savoir les cités italiennes, Venise, Gênes, Milan, Florence pour se répandre ensuite là où il était faible : les Pays-Bas, puis l’Angleterre.
Les pays en retard ont exactement été ceux qui ont été dominés par des monarchies absolues : l’Espagne, qui a exporté son despotisme en Amérique du Sud, et la France qui en a fait de même dans ses colonies. Par contre, le capitalisme a fleuri là où la liberté et le droit de propriété étaient les mieux respectés, à savoir les Etats-Unis d’Amérique qui ont dépassé l’Europe dès la fin du 19e siècle. « Le monde moderne, conclut Stark, a pris son essor seulement dans les sociétés chrétiennes. Pas en terre d’islam. Pas en Asie [...] Et toute la modernisation qui a depuis gagné l’extérieur de la chrétienté a été importée d’Occident, souvent amenée par les colonisateurs et les missionnaires ».
Aussi bien, explique-t-il, « faute à la fois de liberté et de capitalisme, les nations musulmanes restent à l’état de semi-féodalité, incapables de produire la plupart des objets qu’elles utilisent dans la vie quotidienne. Leur niveau de vue exige des importations massives réglées avec l’argent du pétrole exactement comme l’Espagne a joui des fruits de l’industrie d’autres pays tant que l’or et l’argent du Nouveau Monde l’ont maintenue à flot. Sans droit de propriété assurés ni liberté individuelle, il ne peut pas pleinement émerger de sociétés modernes ».
Nous dirions, nous, que seul le défaut de droit de propriété est dirimant, la liberté étant une conséquence du droit de propriété. Si le christianisme n’a désormais plus de rapport avec la modernisation, comme le prétendent tant de philosophes et d’experts, alors comment expliquer qu’il continue à se répandre si rapidement, demande Rodney Stark. Et le fait qu’il se répand en Amérique du Sud, en Afrique, et même en Chine où notre grand Blaise Pascal craignait qu’il ne pénétrât jamais vraiment.
Un facteur de cette expansion, prétend Stark, est que le christianisme fait appel à la raison et qu’il est indissolublement lié à l’essor de la civilisation occidentale. « Pour beaucoup de non-Européens, devenir chrétien revient intrinsèquement à devenir moderne » conclut-il.
J'ai particulièrement apprécié la conclusion du livre par le propos d'un savant chinois, qui affirme la chose suivante:
Et je ne peux que partager ce point de vue.
Je pourrais en faire une fiche de lecture, mais d'autres ont déjà fait le travail, je vais me contenter, en bon fainéant, de reprendre leur texte.
Seule critique que je ferais au livre, la vision un peu schématique sur la présentation de la monarchie française. Mais il est clair que le système économique, en cours sous la monarchie, n'a pas été le plus incitatif que la France ait connu.
Merci à Restif du lien.
Rien à voir, disons-le tout de suite avec la thèse fameuse de Max Weber (L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme), qui met la Réforme à l’origine du capitalisme, thèse qui vient récemment d’être renforcée par Robert Ekelund, Robert Herbert, et Robert Tollison dans leur dernier ouvrage, non traduit, qui a été annoncé par l’Observatoire des religions (The marketplace of Christianity, The MIT Press, 2006). Pour Stark, la naissance et l’essor du capitalisme sont bien antérieurs à l’arrivée de Luther et Calvin sur la scène religieuse. Suivons le fil du raisonnement de notre auteur. Au départ, loin du credo qui absurdum de Tertullien, Stark se livre à une sorte de réhabilitation de la théologie, « discipline sophistiquée, hautement rationnelle, qui ne connaît de plein épanouissement que dans le christianisme ».
Cette « science de la foi » consiste à raisonner de façon formelle sur Dieu, à découvrir sa nature, ses intentions et ses exigences. Les dieux du polythéisme ne permettraient pas une telle science dans la mesure où ils sont bien trop inconséquents. Même remarque pour le confucianisme et le bouddhisme. La théologie requiert une image de Dieu qui le présente conscient, rationnel et tout-puissant. Ce dieu-là est le dieu unique de la Bible. Soit ! mais quid du judaïsme et de l’islam ? « Les juifs et les musulmans, répond Stark, penchent plutôt vers un strict constructionnisme et appréhendent l’Ecriture sainte comme une loi à comprendre et à appliquer, et non pas comme le point de départ d’une investigation sur son sens ultime ».
Bref, judaïsme et islam sont des orthopraxies qui se préoccupent avant tout d’une pratique (praxis) correcte (ortho), alors que le christianisme est une orthodoxie qui met l’accent sur ce qu’il faut penser, par exemple de la Trinité ou de la nature du Christ ou de la perpétuelle virginité de Marie. C’est pourquoi, selon Stark, l’élan fondamental des trois religions a divergé. L’interprétation de la loi juive ou musulmane repose sur le précédent et s’ancre par conséquent dans le passé, « tandis que des efforts pour mieux comprendre la nature de Dieu supposent la possibilité d’un progrès », explique l’auteur. Cette supposition de la possibilité du progrès serait ainsi la différence la plus critique entre le christianisme et toutes les autres religions. « Il en serait peut-être allé autrement si Jésus avait laissé des écrits, remarque astucieusement Stark.
Mais, à la différence de Mahomet ou de Moïse dont les textes furent acceptés comme étant de transmission divine et ont par conséquent favorisé une interprétation littérale, Jésus n’a rien écrit et les pères de l’Eglise furent contraints d’emblée de raisonner sur les implications d’une collection de souvenirs de ses paroles » Progrès, donc dans la connaissance de Dieu, mais aussi de la nature qui, parce qu’elle a été créée par lui a nécessairement une structure rationnelle, légitime, stable qui attend que l’homme la comprenne mieux.
Dès le 5e siècle, dans un texte que Stark nous fait lire, saint Augustin s’exclamait : « Quels progrès merveilleux, et on pourrait dire stupéfiants, l’industrie humaine a faits dans les techniques du tissage, de la construction, de l’agriculture et de la navigation ! » Il poursuivait en admirant « la maîtrise acquise en ce qui concerne les mesures et le calcul ! ». Et tout ceci était dû au « bénéfice ineffable » que Dieu conférait à sa création, « nature rationnelle » ( La cité de Dieu, 22, 24). D’où l’envol de la science là où le christianisme s’est implanté, à savoir l’Europe, alors qu’elle n’y est pas parvenue ni en Chine, ni dans la Grèce ou la Rome antique, ni en terre d’islam.
Le christianisme est aussi, selon Stark, à l’origine de quelques innovations éthiques telles que l’individualisme et l’éloge du travail. De toutes les grandes croyances, le christianisme a été la seule à élaborer une sérieuse opposition religieuse à l’esclavage, et cela dès le 7e siècle. Il fonde aussi la séparation de l’Eglise et de l’Etat, la légitimité de la lutte contre le despotisme et surtout le droit de propriété. On regrette que l’auteur ne connaisse pas la thèse de Marie-France Renoux-Zagamé sur les Origines théologiques du concept moderne de propriété ( Librairie Droz, Genève, Paris.1987), qui n’aurait pu que renforcer son propos.
Il en résulte que contrairement à ce que racontent la plupart des historiens, le haut Moyen Age, loin d’avoir été une époque de ténèbres et de régression, fut une période d’inventivité et de progrès remarquables, dont l’auteur nous dresse une liste impressionnante. Comme de récents travaux statistiques de l’OCDE l’ont montré, qui confirment les observations de Rodney Stark, c’est aux alentours du 12e siècle que l’Europe a dépassé la Chine et non au 19e siècle comme tant d’historiens l’ont prétendu, et ce « détail » a une importance cruciale pour l’interprétation de la suite de l’histoire : non l’Europe n’a pas connu de progrès économique en dominant et en exploitant le reste du monde par la conquête et la colonisation ; elle a dominé le monde grâce à ses progrès économiques. Ce que l’on a appelé l’ « impérialisme » est la conséquence et non la cause du progrès économique de l’Europe. Le capitalisme a commencé à se développer dans les zones qui échappaient au despotisme étatique, à savoir les cités italiennes, Venise, Gênes, Milan, Florence pour se répandre ensuite là où il était faible : les Pays-Bas, puis l’Angleterre.
Les pays en retard ont exactement été ceux qui ont été dominés par des monarchies absolues : l’Espagne, qui a exporté son despotisme en Amérique du Sud, et la France qui en a fait de même dans ses colonies. Par contre, le capitalisme a fleuri là où la liberté et le droit de propriété étaient les mieux respectés, à savoir les Etats-Unis d’Amérique qui ont dépassé l’Europe dès la fin du 19e siècle. « Le monde moderne, conclut Stark, a pris son essor seulement dans les sociétés chrétiennes. Pas en terre d’islam. Pas en Asie [...] Et toute la modernisation qui a depuis gagné l’extérieur de la chrétienté a été importée d’Occident, souvent amenée par les colonisateurs et les missionnaires ».
Aussi bien, explique-t-il, « faute à la fois de liberté et de capitalisme, les nations musulmanes restent à l’état de semi-féodalité, incapables de produire la plupart des objets qu’elles utilisent dans la vie quotidienne. Leur niveau de vue exige des importations massives réglées avec l’argent du pétrole exactement comme l’Espagne a joui des fruits de l’industrie d’autres pays tant que l’or et l’argent du Nouveau Monde l’ont maintenue à flot. Sans droit de propriété assurés ni liberté individuelle, il ne peut pas pleinement émerger de sociétés modernes ».
Nous dirions, nous, que seul le défaut de droit de propriété est dirimant, la liberté étant une conséquence du droit de propriété. Si le christianisme n’a désormais plus de rapport avec la modernisation, comme le prétendent tant de philosophes et d’experts, alors comment expliquer qu’il continue à se répandre si rapidement, demande Rodney Stark. Et le fait qu’il se répand en Amérique du Sud, en Afrique, et même en Chine où notre grand Blaise Pascal craignait qu’il ne pénétrât jamais vraiment.
Un facteur de cette expansion, prétend Stark, est que le christianisme fait appel à la raison et qu’il est indissolublement lié à l’essor de la civilisation occidentale. « Pour beaucoup de non-Européens, devenir chrétien revient intrinsèquement à devenir moderne » conclut-il.
J'ai particulièrement apprécié la conclusion du livre par le propos d'un savant chinois, qui affirme la chose suivante:
« L'une des choses qu'on nous demandait d'examiner était ce qui expliquait le succès, et à vrai dire la position dominante, de l'Occident dans le monde. Nous avons étudié tout ce que nous avons
pu d'un point de vue historique, politique, économique et culturel. Au début, nous pensions que c'était parce que vous aviez de meilleurs canons que nous. Puis nous avons pensé que c'était parce
que vous aviez le meilleur système politique. Ensuite nous nous sommes focalisés sur votre système économique.
Mais au cours des vingt dernières années, nous nous sommes rendu compte que le cœur de votre culture est votre religion : le christianisme. C'est pour cela que l'Occident est si puissant. Le fondement moral chrétien de la vie sociale et culturelle a été ce qui a rendu possibles l'émergence du capitalisme et ensuite la transition réussie vers une vie politique démocratique. Nous n'avons aucun doute là-dessus . »
Moi non plus.
Mais au cours des vingt dernières années, nous nous sommes rendu compte que le cœur de votre culture est votre religion : le christianisme. C'est pour cela que l'Occident est si puissant. Le fondement moral chrétien de la vie sociale et culturelle a été ce qui a rendu possibles l'émergence du capitalisme et ensuite la transition réussie vers une vie politique démocratique. Nous n'avons aucun doute là-dessus . »
Moi non plus.
Et je ne peux que partager ce point de vue.